C’est une aventure visuelle et intellectuelle à laquelle Emmanuel Bornstein se livre. Grâce à l’invitation du Musée Départemental de la Résistance et de la Déportation de la Haute- Garonne, cet artiste courageux expose pour la première fois une série de peintures sur papier « Three Letters » qu’il a conçue à partir de lettres et de documents officiels liés à trois personnes, Carmen, sa grand-mère, Eric, son ami, et Franz Kafka. Emmanuel Bornstein intervient directement sur des documents d’archive imprimés, ainsi que sur des lettres manuscrites. Une initiation de plus à un parcours de mémoire ? Un manquement au respect dû aux témoignages ? Ici, il s’agit plutôt d’une approche de cohésion.
La première partie des documents sélectionnés par l’artiste pour ses peintures est constituée d’écrits officiels du « Ministère des Prisonniers, Déportées et Refugiées » (1944) ainsi que de la « Fédération nationale des Déportés et Internes patriotes » (1946). Il y intervient directement, par collages et gouaches sur des documents imprimés ou manuscrits. Les thèmes, figuratifs ou abstraits, s’imposent par la présence d’archives d’un membre de sa propre famille, Carmen, sa grand-mère. Née en 1923 à Paris, Carmen Siedlecki est une survivante du camp d’extermination d’Auschwitz. Arrêtée le 29 mars 1944 à Lyon, déportée le 31 juillet 1944 dans le dernier convoi (le convoi 77) de Drancy pour Auschwitz qui emporta 1310 personnes, dont 324 enfants, elle fut libérée le 27 janvier par l’Armée rouge. Carmen fut membre des MUR (Mouvements Unis de la Résistance) à Lyon dès le 8 août 1941, elle sera reconnue le 11 mars 1954 « Déporté Résistant », par la « Commission des déportés internés résistants » du Rhône. Elle sera rapatriée en France le 2 juin 1945 avec sur l’avant-bras le tatouage A-16817. Puis elle épousera Raphaël Bornstein. Les documents relatifs à la reconnaissance de Carmen, nommée finalement « Officier de la Légion d’Honneur » le 7 janvier 1964, s’étendent jusqu’en 1964, deux ans avant sa mort à 43 ans. Le contexte de la Shoah et l’évaluation de la Résistance d’après-guerre au travers de titres de reconnaissance sont explicités avec justesse par le Musée.
Par l’intervention directe sur les documents relatifs à la déportation de sa grand-mère, le petit fils couvre une grande partie de ces témoignages imprimés. Sous la peinture, le contexte des textes disparait, devient ainsi illisible, fragmenté, dérisoire. Mais souhaite-il vraiment effacer la lisibilité primordiale de leur contenue ?
Dans la première salle, la confrontation inattendue des documents de Carmen avec la lettre d’une réconciliation conflictuelle datée de 1919, de Franz Kafka âgé de 36 ans à son père, intensifie l’approche émotive du regard. On peut déchiffrer des fragments de la lettre sous la peinture, ils crient le mal d’amour d’un fils « résistant » à la griffe paternelle qui exige une soumission devenue impossible, par le temps et à distance. De son écriture fine sur le papier, Kafka remplit l’espace qui les sépare, à la fois dévoué et tendre. « Wie die Beweise in meinem Brief, das Leben ist nichts als ein Geduldspiel » (les choses réelles ne peuvent pas s’assembler comme les preuves dans ma lettre, la vie est plus qu’un jeu de patience). Malgré la certitude que père et fils distants « ont pourtant pu s’approcher un peu de la réalité », Kafka finit sa lettre par un fragment cruel à déchiffrer : « Leben und Sterben leichter macht » (nous rendre à tous deux la vie et la mort plus faciles).
Dans la deuxième salle, après la confrontation avec La lettre au père de Kafka, cette facilité apparente « à vivre et à mourir » se poursuit. L’exposition met en dialogue les échanges de courriers administratifs de Carmen avec les instances d’après-guerre qui témoignent de sa volonté d’une reconnaissance, avant de disparaitre, de ses faits de résistance et des lettres qu’Éric adresse à Emmanuel Bornstein en 2006. Camarades de lycée en seconde à Toulouse, tous deux partagent questionnements, discussions et émotions esthétiques. Dix ans plus tard, Éric, l’ami intime, met fin à ses jours le 7 septembre 2016, à l’âge de 31 ans. Sous la peinture d’Emmanuel Bornstein, on déchiffre, dans une écriture proche de celle de Kafka, d’autres tourments, « déchu dans les plis sans amour », se « détachant des autres », Éric cherche « le chemin de la liberté », il cite Friedrich Nietzsche, Antonin Artaud qui « a tout vécu », puis Spinoza le rationaliste : « On ne sait même pas ce que peut un corps ! », avant de quitter son propre corps qu’il n’aime plus habiter.
« Et l'ange en bleu arriva là-devant, assis sourire.
Il passa par ma porte et me parla d'amour pour la première fois.
Il me raconta un cœur toujours vivant.
Il me donna un autre corps, encore plus beau, un corps cassé comme moi.
Pour s'ajuster aux arbres, aux couleurs, aux vents.
Pour courir vraiment, enfin.
Et je courais dans un pur moment de délicatesse.
Ivre de vitesse en l'air comme un authentique oiseau.
Couché sur les nuages de l'oubli.
Frémissant de grâce.
Heureux.
Mais les démons sauvages d'un instant incompris retrouvèrent mon nuage pour en faire un tombeau.
Caprice de la fortune aux prémices de la chute.
L'ange bleu disparut au détour d'une éclipse.
Je suis retourné déchu dans les plis sans amour. »
« Je suis retourné déchu dans les plis sans amour » ; interrogeant la mémoire de façon conceptuelle et artistique, c’est avec ce pli poétique qu’Emmanuel Bornstein établit son approche de cohésion de trois récits dans « Three Letters ». Par ses gouaches et collages de corps volants et chutant à la fois, souvent féminins, ses êtres flottent, rappelant les mariées de Marc Chagall, les découpages de femmes bleues d’Henri Matisse, ou encore les couples perdus dans des paysages liquides de Max Ernst (« L’Europe après la pluie »). Ces êtres réclament leur droit à exister comme les figurations étranges de Paul Klee.
On suit cette narration empreinte de tristesse, de deuil, afin de la voir s’ouvrir ensuite, progressivement, vers une lumière d’espoir, voire de joie. On y ressent alors une réconciliation : trois personnages au sombre destin cohabitent par l’intervention artistique d’Emmanuel Bornstein. Sa sensibilité d’artiste les rapproche de notre regard, stupéfait, interrogateur, méfiant ou curieux. La mise en récit nous ouvre la voie d’une découverte surprenante qui se cache en lui. Malgré la différence des cas, des causes, des documents imprimés ou écrits à la main qu’il prend comme support, l’exposition « Three Letters. Ecriture. Peinture. Résistance » nous conduit à imaginer que les 94 œuvres y figurants peuvent être lues comme des preuves de plis d’un amour ; pour nous faire accepter le mal, le malheur et la mort.
Carmen a-t-elle guidé sa main ? Peut-être inconsciemment. Son aïeule qu’il n’a jamais connue a certainement marqué sa mémoire. Emmanuel Bornstein nous présente sa manière de déchiffrer à la fois les mémoires identitaires, personnelles et sociétales : la mort concluant le destin d’une victime déportée, la sensibilité fragile d’un Kafka indépendant face à son père qui ne reçoit jamais ce message, les tourments d’Éric qui ne veut plus habiter son corps – trois drames singuliers qui ne se croisent nulle part. Le rapprochement de ces lettres sans relation évidente ne se veut point une approche littéraire. L’intervention rigoureuse et le choix sélectif de l’artiste nous les présentent sous l’angle de l’ange en bleu qui se perd dans la mémoire et que notre propre mémoire va retrouver.
Dans ce lieu de mémoire qu’est le Musée Départemental de la Résistance et de la Déportation de Toulouse, notre mémoire collective nous apprend à différencier causes et conséquences par des faits scientifiquement prouvés et rendus évidents par des documents de première source. En outre, toute constellation dramatique, politique, voire sociale aurait-elle une cause ? Serait-elle éventuellement prévisible ? Pourrait-on les déjouer par des stratégies préalables ? Nous sommes nourris au quotidien de faits d’une rapidité incroyable qui conduisent vers la perte des valeurs humaines, du respect de l’autre et d’autrui. Nous observons une radicalisation qui met à mal notre vie en communauté et qui nie l’égalité de nos droits. Dans l'exposition, Emmanuel Bornstein agit en sismographe, comme pour nous alerter du dégel des glaciers causé par le changement climatique. Dans ce dialogue subversif, du passé aux lumières du présent, l’artiste nous confronte à l’exigence politique et sociale de nos propres attitudes versatiles, à notre propre indécision à l’action.
Comme « la vie est plus qu’un jeu de patience » (Franz Kafka),
que le regard du visiteur finisse l’œuvre d’art, dixit Marcel Duchamp.
Marie-Louise von Plessen
Three Letters, une approche de cohésion.