Tout à commencé dans le noir. Celui de la nuit des temps telle que peut le ressentir un enfant en proie à la plus profonde des terreurs. Un enfant, encore absent à la parole, ressent dans la chair même de ses ancêtres, une frayeur si absolue, qu’en échange, il obtient le don des couleurs. L’œuvre qui commence sous nos yeux est la chute brutale et magnifique de cet échange. Le peintre qui vibre à ce combat entre frayeur et couleur s’appelle Emmanuel Bornstein, et il tremble puisque son nom, « Bornstein », celui de son père, renvoie, dans sa sonorité même, à des paysages innommables, cendres d’hiver, noir et blanc, puis blanc, blanc de peur, puis noir, noir absolument, car là, derrière cette porte, il y a le silence pour les vivants, le noir, plus même que le noir, l’inexistante absence de couleur, de tout, opacité des opacités pour l’imagination, l’immobilité impérative.
Tout à commencé par une croix peinte à l’âge de l’enfance. Les toiles s’enchaînent. Toujours des croix. Je les ai vu lorsque j’ai rencontré Emmanuel la première fois. Il avait quatorze ans. Il ne peignait que des croix. Incompréhensibles. Des croix, à peine deux lignes qui s’entrecroisent, des croix couchées, tordues, étendues, pliées, repliées, redéployées, sur fond abstrait, avec couleurs toujours vives, des croix comme des couteaux, objets de jeux inquiétants. Emmanuel disait : « J’aime la forme des croix ». Mystère étrange tout de même jusqu’au jour où paraît dans un journal, cette photo d’archive prise de haut, par l’aviation anglaise, des camps de concentration d’Auschwitz – Birkenau dont la forme générale est celle d’une croix !
L’intuition ici est d’une fulgurance aveuglante ! Alors l’enfant d’aujourd’hui s’éveille à l’enfant d’hier et la sensibilité d’un peintre encore jeune, comprend que le temps est une fragile membrane dont il ne faut pas se contenter. Sans s’approprier un destin qui n’est pas le sien, il se sait, par son histoire même et par son humanité, à jamais lié à la disparition et parce qu’il est lui-même encore si proche de l’enfance, ressurgissent devant lui les enfants mille fois aperçus dans les documentaires, dans les livres d’histoire, celui-ci, levant les bras, l’autre marchant, celle-là regardant droit devant elle.
Qui mieux qu’un enfant pour être épris jusqu’aux ténèbres par ces enfants ?
Ce qui frappe avant tout lorsque l’on rencontre ces tableaux pour la première fois, c’est cette coïncidence entre émotion et peinture, entre forme et couleur entre enfance et mémoire. L’espace gigantesque de couleur n’est ni un lieu géographique ni un espace intérieur, il n’est qu’un soulèvement pour redonner à ceux et celles qui furent noyés dans le noir de la terreur, la couleur magnifique et vibrante qui leur revient. La couleur ici provient de cette férocité à fendre le noir ! Et l’Histoire du peintre ici, généreusement, par amitié, s’ouvre à tous les enfants. Toutes les guerres. Toutes les époques. S’il ne faut jamais comparer les guerres ni niveler les massacres par un odieux aveuglement, on peut recréer une communauté d’enfants arrachés trop tôt à l’enfance. Qu’importe l’époque.
Ces enfants ont tous été seuls. Mais en regardant l’ensemble des tableaux, ont est saisi par cette foule, ces enfants soudain « ensembles ». Car ces enfants ne sont pas dans des paysages, ils sont simplement sur la toile même d’Emmanuel Bornstein. Leur redonnant la couleur comme on redonne la lumière à celui qui est enterré vivant, il leur donne aussi un nouvel espace; la toile. La toile même. Ces enfants ont enfin un lieu, et celui-ci, dans le chagrin même de leur mort devient, par la puissance émotionnelle et humaine de l’artiste un, lieu de beauté.
La couleur ici est tremplin pour faire rebondir de l’oubli à la couleur les vies brisées qui nous bouleversent.
Des enfants marchent dans nos mémoires car un peintre leur redonne le souffle tant il a ressenti, avant de le savoir, le souffle monstrueux de l’histoire.
Wajdi Mouawad.